V e r a ( P r ä a m b e l )          in französischer Sprache

 

Quand ma mère racontait l’histoire de notre Vera, elle me transportait dans le monde de ses tristes souvenirs. Une main invisible me conduisait vers des souvenirs qui, vu mon trop jeune âge, m’étaient inconnus. Les évènements effrayants du troisième Reich et leurs conséquences ne laissaient pas de paix dans notre vie déchirée mais au contraire des blessures irréparables. Le récit de notre mère était comme un monologue interne. Pour cela, il ne lui fallait aucune intervention, ni aucune question, comme s’il s’agissaitd’un traitement thérapeutique qu’elle devait supporter pour se libérer dessouvenirs douloureux et des remords qui ne la quittaient pas. Sa voix était monotone. Elle parlait comme à elle-même. Elle voulait, mesemblait-il, rafraîchir sa mémoire pour ne pas oublier cet évènement. Laplupart du temps, c’était des fragments qu’elle tirait de sa rétrospective. Ils me parvenaient cependant fortement, ineffaçables, à peine supportables à cette époque où je grandissais encore.

 

„V E R A „ Kurzprosa von Jutta Kieber

Französische Übersetzung: Jean Bossuyt - Tourcoing

 

 

„Vous pouvez en choisir une vous-même, elles sont installées dans le bâtiment annexe!“ L’homme en uniforme ricana grassement. Une odeur fétide répugnante, elle enfla jusqu’à nous comme un nuage de vapeur, je la sens encore aujourd’hui.

„Elles sont toutes épouillées, ces puantes!“ Ce fut son bref commentaire.

 

Je me sentis mal, eus envie de vomir. Un spectacle de désolation. Des silhouettes en loques. Des jeunes femmes, des jeunes filles, presque encore des enfants, aux cheveux hérissés et courts. Se levèrent d’un bond de leurs sacs de paille, tirèrent sur mes vêtements, parlèrent en même temps dans cette langue étrangère. Je leur souris pourtant.

„Maama, Matka,ja, ja, ja!“.

Dans le coin, une forme frêle aux grands yeux tristes, silencieuse et à l’écart.

C’était elle que je voulais et aucune autre.

“Vera, Vera! Ukraine!”. Sa voix était très douce. Les yeux rougis d’avoir pleuré, intensément dirigés vers moi. La peur les habitait.

Elle ne parlait pas un mot d’allemand. Ne suivit qu’avec hésitation, se laissa diriger de-ci, de-là, sembla parfaitement dénuée de volonté.

C’était de vêtements qu’elle avait besoin, de chauds vêtements neufs. Elle ne portait même pas de culotte sous sa robe souillée.

Le bain chaud, une métamorphose visible. Notre Vera! Une jolie jeune fille. Des regards reconnaissants, du linge frais. Elle se rendit compte qu’elle pouvait faire confiance qu’il y avait à manger. Au début elle a englouti comme une bête.

 

Les Nazis nous ont contrôlés (les chemises brunes), se pointaient à

l’improviste. Elles voulaient savoir où dormait et mangeait la Russe.

“Enlevez immédiatement les draps blancs, il faut en mettre à carreaux!”

Un ton de commandement brutal, cassant.

“L’étrangère n’a rien à faire à la table d’une famille allemande, mettez-vous bien ça dans la tête!“

 

Ton père serrait les poings dans les poches quand les Nazis se pointaient. Plus tard, il ferma simplement la porte à clef. Vera était malgré tout à table avec nous. Quand on frappait, elle disparaissait automatiquement de la pièce. Elle comprit vite ce dont il s’agissait.

Ils faisaient vérifier son hébergement dans l’office et dans la pièce où

l’on repassait. La fenêtre exposée au sud, ils ne pouvaient pas l’interdire.

“Mais sans draps blancs, tenez-vous le pour dit!”

 

Votre père devait se faire violence quand les espions nazis déformaient son nom, le tutoyaient avec grande insolence. “Estime-toi heureux de ne pas

être juif, goulasch. Nous sommes encore cléments envers Hongrois. J’ai bien dit encore!”

Nous ravalions tout, désirions nous marier. Avons sans cesse fait la

demande, avons supplié et insisté. Les larmes ne furent d’aucun secours. Chaque fois, l’humiliation subie de nouveau. Même après notre deuxième enfant, nous n’avons pas obtenu l’autoriation de nous marier.

Certains clients nous ont méprisés, en général, les fidèles d’Hitler.

“Union libre, et de plus avec un étranger”, disaient-ils.

Mais malgré tout, ils achetaient les fruits et les legumes chez nous. Il

n’y avait en fait, pour ainsi dire, plus de marchandises. Et votre père était

toujours aimable et de bonne humeur, apportait ce qu’il pouvait obtenir pour le magasin. Dès le matin, à trois heures, il était en route avec le camion pour

aller au marché en gros chez les paysans où l’on trouvait parfois encore

carottes et pommes de terre provenant des silos. Vera devait l’accompagner,

tirer les caisses et aider à charger et à décharger.

 

D’elle-même, elle donna un coup de main. Notre Vera a compris beaucoup

de choses, elle était de bonne volonté, courageuse au travail, elle ne s’est

jamais plainte.

Il m’etait interdit de lever la moindre chose après deux césariennes,

avec le ventre déchiré et les hernies de la grosseur du poing.

“Vous pouvez en mourir! Ne prenez pas ça à la légère!” Le médicin pestait quand il apprenait que restais de nouveau si longtemps debout dans le

magasin. Avec son certificat, nous pûmes demander une auxiliaire pour le

magasin et le ménage. Nous reçûmes l’ordre d’employer une Russe contrainte au travail obligatoire, ce dont nous ne pouvions nous douter. On devait se taire et garder le silence à ce sujet.

 

Vera nous a dessiné et annoté sa famille, sa maison afin que nous

comprenions: la mère, le père, un frère plus âgé et deux soeurs plus jeunes.

Elle se dessina avec des tresses. Elle était à présent tondue à ras. Leurs noms

écrits en caractères russes, je ne pouvais les lire.

Elle nous les lut: Kolja, le grand frère, Olga et Nina, les petites soeurs, Mama Katja, Papa Igor.

Nous comprenions ce qu’elle voulait nous dire, comprenions sa tristesse

et les larmes fréquentes, quand elle était seule dans la pièce.

C’est avec vous, les enfants, qu’elle apprit les premiers mots allemands; elle répétait à haute voix tous les mots qui sortaient de votre bouche d’enfant. Tu étais particulièrement bavarde avec Vera, courais toujours à sa rencontre et tu la regardais étonnée quand elle ne répondait pas.

 

A trois ans, tu babillais inlassablement, posais beaucoup de questions et parfois répondais toi-même. Seule Vera pouvait te donner à manger dès

qu’elle apparaissait. Enfant, tu étais une petite mangeuse. Souvent, nous te

courions après avec les petites bouchées. Quand Vera chantait des chansons

russes, tu as ouvert la bouche et mangé gentiment. Il fallait que je me

retourne et cache mes larmes. Je ne supportais pas ça. Elle-même était en effet presque encore une enfant, n’avait que 17 (dix-sept) ans.

 

Au bout de quelques mois Vera put nous raconter et décrire vaguement

que, travaillant aux champs, elle fut emmenée de force, jetée dans un camion et amenée à Königsberg par des hommes en uniforme, baïonnette au canon. Elle doit avoir beaucoup souffert du mal du pays et de la peur de l’avenir. Cela était marqué sur son visage grave et pale. Nous ne pouvions pas dire comment ça continuerait, ne le savions pas nous-mêmes. Elle était avant tout des nôtres, de notre familie.

 

Les yeux de Vera brillaient rarement, seulement quand elle pouvait jouer et parler avec vous. Ton frère voulait toujours parler russe avec elle, ne tarda pas à répéter les premiers mots comme un perroquet. Il était très fier quand nous ne le comprenions pas. Vera approuvait de la tête et parlait avec lui.

 

Nous avions trop peu de temps pour vous deux. Vous avons conduits en

1944 (mille neuf cents quarante quatre?) à la campagne à cause des bombardiers.

Il nous fallut embaucher une bonne d’enfants au village. Le dimanche, nous

étions ensemble. Vera y était toujours. Votre papa allait se promener avec vous aussi souvent qu’il le pouvait.

 

Toi, il te poussait avec beaucoup de plaisir dans la rue dans la voiture

d’enfant. Son héritier mâle, il le prenait par la main; il éprouvait une telle

fierté de ses enfants comme aucun autre père allemand. Certaines personnes

demandaient s’il sortait ses deux petits-enfants. C’était compréhensible, c’est qu’il allait déjà sur 60 (soixante) ans. Je m’interdis de penser à la manière dont il vous gâtait et à la fierté avec laquelle il vous montrait. Etait

toujours soucieux que Vera fasse aussi tout ce qu’il fallait quand Vera

s’occupait de vous, les petits.

 

Ces maudits bombardements sur Königsberg, le mugissement des sirènes à intervalles de plus en plus rapprochés.

Les alertes aériennes me tapaient constamment sur les nerfs, je devais chaque fois aller d’abord aux toilettes. Vera n’était pas autorisée à nous accompagner dans l’abri antiaérien.

“Ici il n’y a de la place que pour les Allemands!”, hurlait l’odieux gardien d’immeuble.

Lors d’attaques aériennes, votre père plaçait Vera sous le chambranle de

la porte, avant de nous réfugier dans l’abri. Voulait lui montrer oû elle était peut-être en plus grande sécurité. Vera préférait se terrer sous la grande table de la salle à manger, s’y sentait plus en sécurité. Cette peur! L’angoisse qui revenait sans cesse. Des éclats à proximité. Des maisons détruites, des personnes ensevelies.

Cette souffrance, ce désespoir, le deuil et les larmes tout autour. Embrassades et soulagement quand notre maison était encore debout, quand nous revoyions Vera.

 

Kônigsberg devait devenir une forteresse, devait être tenue à tout prix.

Nous sentions qu’il était grand temps de fuir. Nos avions déjà les billets pour

le Gustloff, j’avais peur de l’eau.

 

“L’eau est dangereuse, je n’irai pas sur le bateau!“ M’y suis refusé catégoriquement. Nous n’aurions pas survécu, assurément pas!

Père avait pris au dernier moment des billets de train, même en première classe. Malgré tout il nous fallut être dans les toilettes.

Archibondé, ce train, bondé de gens, ce n’étaient que poussées et tassements.

Ce devait être le dernier train qui pouvait quitter Kônigsberg.

Seules les femmes avec enfants et les hommes blessés étaient encore autorisés à fuir. Votre père et Vera n’obtinrent pas l’autorisation de

fuir, durent rester là.

Ordre de défendre Kônigsberg jusqu’au dernier homme.

 

Je vous avais cousu des pochettes de sécurité et écrit sur le tissu au crayon à copier vos noms et dates de naissance. J’y avais glissé un peu d’argent et notre adresse à Kônigsberg et celle des grands-parents à Magdebourg.

De tes cheveux, Papa avait coupé une bouclette, il voulait toujours la porter sur lui. Jen ne faisais plus que pleurer, avais souvent des crises cardiaques. Mais il fallait que nous partions, nous devions sortir de la zone dangereuse. Le front approchait, les Russes n’étaient plus loin. On racontait

des choses affreuses…

 

Bousculades et chaos dans la gare, indescriptibles. Cris, larmes, embrassades. Des valises renvoyées sur le quai. Des enfants pleurnichant,

tiraillés, hissés, couverts de baisers, passés par les fenêtres, appellent

leurs mères. Des soldats blessés, entassés, gémissent, souffrent.

 

“Les hommes, sortez, sortez, sortez!”

Au milieu de tout ça les coups de sifflet à roulette stridents des Nazis qui retiennent avec peine des chiens haletant, tirent sur les laisses, hurlent alentour, veulent voir les papiers, engueulent tout le monde.

 

Encore une fois un court instant dans les bras de Papa, bisous, des larmes roulent sur les joues. Vous criez tous les deux. Ton frère ne cesse pas de demander: „Est-ce que Papa arrivera avec le train suivant?“

Je ne puis répondre, je ne peux plus parler.

Une dernière embrassade, serrer encore une fois contre soi Vera et la

caresser. Visages humides. Des larmes coulent sans arrêt sur les joues de votre Papa. On ne comprend plus rien, même pas ses propres paroles.

Pas le temps de faire adieux. Cohue, jurons, on appelle des noms. Des réfugiés sont encore accrochés aux portières, poussent et crient, se penchant aux fenêtres.

“Reculez, fermez les portieres!”

Des sifflets stridents. Le train fume, siffle, s’ébranle péniblement.

Des bras dépassent des fenêtres, tentent de faire signe.

Jaillissement de sanglots, lamentations dans les couloirs bondés. Des

mains levées vers le ciel, on prie partout à haute voix. Encore un dernier

regard vers l’extérieur, tout vacille devant mes yeux.

Indistinctement, je vois votre père agiter la main, je vois à côté la

silhouette de Vera, la vois s’éloigner de votre père, la vois courir sur le quai. Elle cherche mon visage à la fenêtre du train, court à la même vitesse que lui quand il roule plus vite, les bras levés, elle se fraye un chemin au milieu des gens. Elle crie de toutes ses forces, ruisselante de larmes:

“Maama, Maama, emmêne-moi!”. Répète sans cesse: “Maama, Maama, emmène-moi!” Je ne peux plus l’apercevoir, que seulement l’entendre, notre Vera.

 

Dans le vacarme de la gare je l’entends crier. Je me bouche les oreilles, m’éffrondre en sanglots.

Les cris déchirants de Vera, je ne les oublierai jamais. Aujourd’hui encore

ils sont dans ma tête. Rien que d’y penser, ils réveillent la brûlure dans

mon coeur.

 

 

Nous n’avons pas revu notre père.

Nous n’avons pas revu notre Vera.

Selon les dires d’anciens survivants de Kônigsberg, Vera, lors de la prise de la ville, a été frappée, violée par des soldats russes et emmenée plus tard dans un convoi, vraisemblablement en Sibérien.

 

Jutta Kieber * 1941